La politique

La rédaction du présent article me coûte encore plus que celui qui concerne l'argent. J'en ai presque eu les larmes aux yeux. J'ai passé mon enfance dans un pays en dictature. J'avais très peur de ces gens qui pouvaient se permettre tout et n'importe quoi avec une totale impunité. J'en ai gardé une forte allergie envers la politique. Lorsque je vois un policier ou un militaire, un léger frisson parcourt ma colonne vertébrale, car je sais que leur rôle n'est pas de protéger qui que ce soit mais d'obéir aux ordres de leur hiérarchie, quels qu'ils soient. Les forces de l'ordre font régner l'ordre politique, pas la paix et l'harmonie.

En rencontrant Amma, j'ai là aussi cru au miracle. Elle a réussi à monter un empire caritatif sans tremper dans les magouilles politiciennes? Oui, vraiment, c'est un miracle absolument incroyable. Seul un être d'essence divine peut ainsi planer au dessus de règles iniques de ce monde hypocrite et égoïste. Je ne suis pas tombée de haut, je me suis écrasée de très haut. Qu'il soit lucratif ou caritatif, on ne peut pas construire un empire sans soutien politique. C'est peut-être possible sur Mars mais pas sur terre.

Selon les journaux indiens, Amma est principalement soutenue par 3 partis politiques qui sont le Rashtriya Swayamsevak Sangh (RSS), le Vishwa Hindu Parishad (VHP) et le Bharatiya Janatha Party (BJP). Tous les trois font partie du Sangh Parivar, une fédération de partis politiques nationalistes, ayant pour but la promotion de l'hindutva, une idéologie qui prône la suprématie culturelle de l'Inde et vise à établir l'hindouisme comme religion d'état.

Rechercher des informations sur ces protagonistes fait plonger dans un univers hallucinant. La violence est partout. La religion est indissociable de la politique, les conflits entre hindous, chrétiens et musulmans sont terriblement destructeurs. Les meurtres, les passages à tabac, les viols, les destructions de lieux de cultes, les profanations, la propagande, les insultes, la diffamation... tout est bon pour affaiblir le camp adverse et renforcer le sien.

Visiblement les nationalistes hindous s'estiment envahis par les cultures et les religions étrangères, ils font tout pour préserver la gloire de l'Inde. De leur côté, les chretiens et les musulmans affirment que les pauvres se convertissent à ces religions pour échapper à l'écrasante domination des castes dirigeantes. Les partis du Sangh Parivar utilisent abondamment les oeuvres humanitaires et le bénévolat pour toucher les populations défavorisées. Des cérémonies de conversion réunissant plusieurs centaines de personnes sont organisées dans les villages, sans qu'il soit certain que les populations y aient participé de leur plein gré.

Dans un contexte aussi sensible, il est très délicat d'évoquer la question religieuse. Critiquer ou même simplement poser des questions au sujet d'un dirigeant spirituel hindou est automatiquement considéré comme un acte de trahison envers la patrie, une insulte envers l'hindouisme tout entier. Les représailles ne se font jamais attendre, elles sont souvent impressionnantes, parfois sanglantes.

En 1985, un ex-policier nommé Sreeni Pattathanam écrit "Matha Amruthananthamayi - Histoires sacrées et réalités", un livre en malayalam qui met en doute les miracles réalisés par Amma et qui évoque, rapports de police à l'appui, des morts suspectes autour de l'ashram. Elle est encore relativement inconnue à cette époque donc le livre passe inaperçu. En 2002, elle est de plus en plus célèbre. Une plainte est alors déposée contre l'auteur pour "intention délibérée et malicieuse d'outrager la religion et les sentiments religieux des dévots d'Amma", en vertu d'une loi tellement archaïque que sa dernière utilisation remonte à 1933.

En août 2012 un jeune homme d'une vingtaine d'années vêtu d'un simple pagne s'introduit de façon cavalière dans le hall où Amma donne le darshan. Il est rapidement appréhendé par les dévots et la police l'emmène au commissariat. Il est ensuite transféré dans un asile psychiatrique. 3 jours plus tard, il décède suite à des actes de torture, visiblement perpétrés par le personnel.

En Juin 2008 une cinquantaine d'activistes communistes organisent une marche de protestation contre la "commercialisation du spiritualisme et les liens entre la mafia et les dirigeants religieux de l'état" du Kerala. La cinquantaine de manifestants se dirige vers l'ashram d'Amma à Kozhikode. 250 membres du VHP se rassemblent devant l'ashram, bloquent la circulation et caillassent les manifestants qui se dispersent. Les activistes du VHP commencent alors à tout saccager, certains sont arrêtés par la police. Suite à ces heurts la chaîne Amrita TV diffuse un reportage. Au lieu d'y évoquer la mobilisation massive du VHP, elle prétend qu'il s'agit d'un rassemblement populaire spontané. Le Sangh Parivar en colère de voir son rôle ainsi occulté, accuse la chaîne d'être pro-communiste et demande aux dévots d'Amma de dénoncer tout communiste infiltré dans la chaîne de télé et dans l'ashram.

En septembre 2013, lors du 60ème anniversaire d'Amma, le candidat nationaliste au poste de premier ministre Narendra Modi, prononce un discours de campagne électorale, disant que "l'Inde pourrait être le guru du monde". Il utilise abondamment son image de dévot d'Amma et de fervent admirateur de Vivekananda afin de rallier les électeurs hindouistes. Pourtant sa candidature ne fait pas l'unanimité en raison de son extrémisme religieux, qui a notamment été pointé du doigt lors des massacres de musulmans en 2002 dans l'état du Gurajat, qu'il gouverne depuis 2001. À l'annonce de sa participation, le parti du Congrès, qui représente la gauche indienne investie par la famille Ghandi, a préféré boycotter l'anniversaire d'Amma, tout comme le parti communiste.

Ces quelques anecdotes illustrent la sensibilité de la question religieuse. Visiblement Amma joue un rôle politique important, en tant que dirigeante religieuse hindouiste mais lequel? Est-ce qu'elle est l'instrument des partis nationalistes comme le pensent certains intellectuels? Est-ce qu'elle ménage la chèvre et le choux dans un contexte explosif? Néamoins beaucoup de chercheurs spirituels se situent politiquement à gauche dans leur pays. En étant dévot d'Amma, il soutiennent involontairement la droite nationaliste en Inde. C'est cocasse.

De façon générale, le discours spirituel officiel prétend que l'Inde est un pays de sagesse et de tolérance, où toutes les religions co-existent harmonieusement. Grâce à la rédaction de cet article, je sais que c'est entièrement faux. Il suffit de lire les journaux pour voir que la superstition et la haine sont assez répandus. Dans la mesure où les incidents impliquent des individus moyens de tous âges, des centaines, parfois des milliers de personnes, il est difficile de les mettre sur le compte de minorités extrémistes. Les politiciens jonglent avec ces sensibilités ou les manipulent à leur profit.

Il serait trop facile de dire que le monde est parfois pas joli et qu'il ne faut voir que ce qui est beau en chaque chose. Il serait trop simple d'invoquer quelques enseignements bien sélectionnés, pour expliquer que cette violence fait partie du monde et qu'il vaut mieux continuer tranquillement son petit chemin, en priant pour ceux dont le parcours a été violemment interrompu. Ces attitudes commencent même à me sembler malsaines, car elles consistent à nier des souffrances extrêmes, comme si elles n'existaient pas. Est-il juste de conserver intact le confort égoïste de sa petite foi, au mépris de la douleur d'autrui? Comment vous sentiriez-vous si j'accueillais chaleureusement l'agresseur qui a brisé votre vie en disant : "c'est horrible ce qui t'arrive mais tu comprends, il a un bon fond"? Ne voir que le beau, c'est bien si ça sert à construire, mais qu'en penser si ça contribue à détruire?

Revenir